Samedi, 18h31. J’arrive dans les douches de la piscine Georges Vallerey après l’évacuation du bassin. La nage, en cette fin d’après-midi, a été délicieuse : nous n’étions que deux dans ma ligne, l’eau était claire, limpide même, et j’ai ralenti mon crawl pour tenter de comprendre comment, de cette économie de mouvement, pouvait surgir une telle puissance.
Les douches de Vallerey, c’est quelque chose. Peut-être mes préférées au monde. Dans cette piscine, les vestiaires sont non mixtes, alors on n’y croise que des femmes. Ici, la pudeur n’existe plus. D’ailleurs, en parcourant le lieu du regard, je note que la plupart des nageuses ont baissé leur maillot jusqu’à la taille pour se laver librement. Certaines discutent, d’autres se lavent les cheveux en prenant leur temps. C’est le cas de ma voisine de douche. Elle intercepte mon regard, me sourit et, alors que je suis sur le point d’appuyer sur le bouton, me prévient “Attention, l’eau est très chaude.” “Ça me va”, je lui réponds en lui rendant son sourire. Autant j’aime nager dans de l’eau fraîche ou me baigner dans un lac gelé, autant j’apprécie la torpeur d’une douche brûlante.
Ma voisine ferme les yeux, laisse couler l’eau sur sa tête quelques secondes, puis passe ses mains dans ses cheveux comme pour les démêler. Elle a trois anneaux à l’oreille gauche. Mon regard est attiré par les poils de ses aisselles. Deux touffes brunes dans lesquelles l’eau s’emmêle. Dans un réflexe quasi pavlovien, mes yeux descendent aussitôt sur son entrejambe. Des poils bruns courent sur le haut de ses cuisses, assez denses aux abords du maillot, plus épars au fur et à mesure qu’ils s’en éloignent. Je me tourne vers le mur de la douche, de peur qu’elle découvre que je l’ai scrutée. Qu’est-ce que je ressens, au juste ? De la surprise. De la gêne. De l’admiration. Et l’envie de regarder, encore.
Dans un flash, je pense au jour où j’ai perdu mon innocence sur mes poils. J’avais douze ans, j’étais en vacances dans la famille d’une amie. Alors que nous étions assises au bord d’une piscine de camping, elle avait regardé mes jambes et s’était exclamée “Tu ne t’es jamais rasée ?!” Je me souviens de la morsure de la honte. J’avais bien reçu le message. En quelques secondes, mes poils étaient passés de la case “non sujet” à “infamie”.
Je jette de nouveau un œil à Trois anneaux. Elle me regarde aussi. Je me lance :
– Je peux… Je peux te poser une question ?
– Vas-y, dit-elle avec un air rieur.
– Les poils, comment t’assumes ? Moi j’ai encore du mal, pourtant j’aimerais bien…
Elle hoche la tête, visiblement pleine d’empathie pour moi.
– Ça s’est fait en plein d’étapes. En fait… j’ai commencé la natation jeune, au tout début de l’adolescence. Dans mon club, j’ai tout de suite capté que c’était un univers où il fallait que rien ne dépasse, jamais. Donc je me rasais tout le temps. À un moment, quand je m’entrainais tous les jours, j’avais même systématiquement un rasoir dans mon sac, pour faire un ajustement de dernière minute dans les toilettes, si besoin. Le pire, c’est que par rapport aux filles de la natation synchronisée, j’avais l’impression d’être libre. Elles, c’était carrément leur règlement qui spécifiait que l’épilation devait être “correcte”, jambes, sourcils, tout ! Pour se simplifier la vie, certaines se payaient des séances d’épilation au laser, le truc hors de prix, t’imagines…
Elle rappuie sur le bouton de la douche pour relancer le jet.
– À 17 ans, j’en ai eu marre du club. L’odeur du chlore me donnait mal au ventre. J’ai arrêté. Au début, je continuais à me raser, par automatisme. J’avais appris à détester mes poils. Et puis vers… 25 ans, quelque chose comme ça, il s’est passé un double mouvement. J’ai eu envie de recommencer à nager. Mais comme c’était un moment où je bossais comme une dingue, je faisais moins attention à moi, et, notamment, je me rasais de moins en moins souvent. La première fois que je suis retournée à la piscine, j’ai enroulé ma serviette autour de mes hanches à chacun de mes déplacements, pour cacher les poils. Une fois dans l’eau, je n’y ai plus pensé. Au fil des séances, j’ai repris goût à la nage, parce que cette fois c’était moi qui décidais. Et plus je nageais, mieux je me sentais dans mon corps, tel qu’il était. Mes poils, j’y touchais de moins en moins. Un jour, j’ai jeté mon rasoir, dans un geste un peu militant. Je ne voulais plus associer “ne pas se raser” à “ne pas prendre soin de soi”. J’ai décidé que ce serait le contraire. Bon, les poils des jambes et des aisselles, j’arrivais à peu près à assumer. Mais ceux de cet endroit que les esthéticiennes appellent “le maillot”, là, je voyais bien qu’ils attiraient les regards dans les douches. Mais personne ne m’a jamais rien dit. J’ai envisagé d’acheter un maillot qui descendrait un peu sur les cuisses. Et puis finalement je me suis dit que non. Moi, j’aime les maillots échancrés. Si mes poils dérangent quelqu’un, cette personne n’a qu’à regarder ailleurs.
Elle prononce cette dernière phrase avec une détermination farouche. Soudain, une femme aux cheveux blancs s’approche de nous.
– J’ai écouté votre histoire. Moi aussi, dans ma jeunesse, ça me gênait. Je ne me serais jamais montrée à la piscine ou à la plage avec les feuilles de poireau qui dépassent du panier, comme on dit. Et puis je suis devenue myope. Une fois que je retirais mes lunettes de vue, à la piscine, je ne les voyais plus, mes poils. Ça me donnait l’impression qu’ils n’existaient pas. Alors j’ai arrêté de m’en préoccuper. Pour me rassurer, je me disais que les hommes nageaient avec leurs poils, eux. Et que personne n’en faisait un plat. Et puis au fond, je ne suis pas sûre que les gens se regardent tant que ça, à la piscine.
– Je suis d’accord, embraye Trois anneaux. C’était surtout mon regard, que je redoutais. Bon, ça arrive encore que j’attire l’attention malgré moi, dit-elle en m’adressant un clin d’œil. Mais ça me va.
Je rougis sous l’eau brûlante.
J’appuie une dernière fois sur le bouton de la douche, et contemple l’assemblée de femmes qui m’entoure. Moi, j’avoue, je regarde les corps, à la piscine. Avec beaucoup de douceur et de bienveillance. Et ce que je préfère, dans ces douches non mixtes de Georges Vallerey, c’est de voir des corps de femmes libres.
Je vous laisse, l’eau m’appelle
Napa
Merci à toutes celles qui ont contribué à ce texte en répondant à l’appel que j’avais lancé en décembre 2023 sur le compte Instagram @nageuseparisienne pour savoir s’il vous était déjà arrivé de renoncer à une nage parce que vous n’étiez pas épilée. Vos réponses entremêlées à mes rencontres et aux milliers d’heures passées à la piscine ont nourri cette newsletter.
Beau récit encore 🧡 Belles rencontres.
Moi ça me fait penser également au maquillage. Adolescente j’étais incapable de sortir sans maquillage surtout pour cacher mes boutons. Maintenant à 44 ans j’apprécie ce côté très naturel de sortir aérée et libre de chacun des pores de ma peau. Et les jours où j’ai envie de me maquiller je le fais par plaisir. Bon et parfois les jours pas éclatants du tout quand même un peu :) mais j’adore enfiler une veste et aller acheter le petit déjeuner au réveil le week-end, le regard neuf parce que c’est une nouvelle journée. Et c’est tout !
Merci pour cette lettre 💜 Comme je navigue au sein de plusieurs milieux très différents, j'ai vécu les choses différemment selon où j'étais. Dans les milieux féministes, les poils sont naturels depuis longtemps, déjà 20 ans auparavant on se baladait inépilées et fières de l'être mais... on n'allait pas à la piscine, on nageait nues dans les rivières ! Il m'arrivait de m'épiler quand j'allais dans ma famille, ou dans d'autres cercles. Aujourd'hui, j'ai passé un cap. Je ne m'épile plus depuis plusieurs années. Basta.