“As-tu envie de te poser quelques heures pour écrire devant une piscine endormie ? Si oui, c’est possible mercredi soir.”
Le message a fait vibrer mon téléphone avant de faire palpiter mon cœur. Passer du temps seule dans une piscine, de nuit, ça fait des mois que j’en rêve. Il semblerait que celle que j’appelle “la Sirène” ait décidé de transformer ma vie en conte de fées.
Je lui réponds avec des majuscules et un excès de points d’exclamation. Le rendez-vous est pris.
Mercredi 30 octobre. Dans mon sac, j’ai glissé mon ordinateur, mon téléphone, une gourde et de quoi manger. J’envisage d’ajouter mon enceinte, et renonce. Je le regretterai.
J’arrive devant la piscine à 18h. La Sirène vient m’ouvrir. “Salut, la Grenouille ! Je t’ai préparé une ambiance digne d’Halloween, ça te plaît ?” La piscine est entièrement plongée dans le noir. Ça me plaît.
La Sirène me fait faire le tour des lieux. “Tu peux déambuler où tu veux, mais tu n’as pas le droit d’aller dans l’eau, pour des raisons de sécurité.” De toute façon, je n’ai pas pris mon maillot. Elle poursuit : “Je ne suis pas là ce soir, mais l’alarme se déclenchera à minuit. Il faudra donc que tu partes avant.” Elle me montre le trajet qui me conduira à l’extérieur de la piscine : un escalier qui mène au sous-sol, une porte, un long couloir, une autre porte, un sas lugubre, encore une porte, un grand espace bétonné, et, enfin, l’ultime porte, celle qui me conduira à l’air libre. “Par contre, une fois que tu es sortie, tu ne peux plus rentrer !”
Je lui annonce que je compte m’installer dans les gradins pour écrire. “Je t’y accompagne, et après je filerai”, me dit-elle. En chemin, elle me raconte quelques histoires sur le passé de la piscine. Elle regrette que les archives soient mal conservées, et que peu à peu, la mémoire du lieu s’efface. Soudain, elle me lance “Tu sais que deux personnes sont mortes ici ?”
J’ouvre de grands yeux avides d’histoires extraordinaires. “Un vieux monsieur qui avait l’habitude de nager dans cette piscine avec sa femme. Il a fait un malaise cardiaque dans les vestiaires, après sa séance de natation. Sa femme a dit qu’elle sentait qu’il avait forcé.” Je trouve que c’est une belle façon de mourir. La Sirène est d’accord.
“Et l’autre ?”, je demande, dévorée par la curiosité.
“L’autre, ça s’est passé en été. À l’époque, quand la piscine était découverte, il était beaucoup plus facile d’y pénétrer. Alors les jeunes du quartier venaient y passer la nuit. Un soir, trois copains sont venus là, et ils se sont amusés à sauter dans l’eau en partant du plateau surélevé que tu vois là bas, dit-elle en pointant l’autre extrémité du bassin de son index. Sur les trois, il y en a un qui a sauté là où il y a peu de profondeur. Je te laisse imaginer ce qui lui est arrivé. Quand ses amis ont compris, ils l’ont laissé là, dans l’eau, et ils se sont enfuis. C’est le personnel qui a découvert le cadavre le lendemain matin.”
Est-ce que c’était le bon moment pour découvrir cette histoire ? Pas sûr. Je chasse cette pensée de mon esprit.
“Tu verras, il y a de drôles de bruits dans une piscine, la nuit, me prévient la Sirène. Tu préfères que j’allume une petite lumière ? Ou que je te montre au moins où sont les interrupteurs ?”
“Non non, c’est bien comme ça !” je réponds, bravache. Ça aussi, je le regretterai.
La Sirène me laisse là. Je la regarde s’éloigner. De l’autre bout du bassin, elle m’adresse un dernier salut, “Bonne soirée, la Grenouille !” puis disparaît dans l’obscurité.
Une fois seule, je commence par faire un tour, pour apprivoiser les lieux. Dans l’obscurité, tout me semble magique. L’eau qu’aucun corps ne vient troubler ; les lunettes oubliées qui attendent leur propriétaire, accrochées à une chaise de maître nageur ; les lignes brise vagues enroulées, au sec, sur leur roue ; les planches mordillées par des enfants surexcités, bien rangées dans leur bac. J’essaie de m’accoutumer au bruit, l’espèce de ronflement irrégulier des machines qui filtrent l’air et l’eau en permanence. Ça fait comme une respiration. Du bassin, je peux voir le hall d’entrée. Je décide d’aller y faire un tour. J’arrive devant le compteur qui affiche le nombre de nageurs et nageuses présent·es dans la piscine : “0”. Je le prends en photo. C’est ça, une piscine vide.
Je retourne à mon poste de travail, installe mon ordinateur sur mes cuisses, et me mets au boulot. Je me suis fixé une mission pour cette soirée : commencer à relire le roman dont je viens de terminer une première version. Le début de ce texte m’était venu alors que je nageais ici même, alors j’ai pensé que ça tombait à pic, d’entamer la relecture dans ce lieu.
La première heure passe vite, je suis prise par le texte, et je me répète que j’ai une chance folle de pouvoir faire ça ici. De temps en temps, je pose mon ordinateur et me lève pour plonger une main dans l’eau. Elle me paraît si chaude. Ça doit être une expérience, de nager dans cette obscurité… Je retourne à ma relecture.
Un peu après 21h, la batterie de mon ordinateur crie famine ; mon ventre aussi. J’embarque mes affaires dans un débarras où j’ai repéré une prise. Je branche l’ordinateur et retourne au bord du bassin pour manger.
J’ai quasiment fini mon repas quand un petit bruit attire mon attention. Comme un grattement. Je me tourne vers la source du bruit, ne vois qu’une structure gonflable ratatinée dans un coin. Se peut-il qu’une souris s’y cache ? Il suffirait que j’aille soulever un coin de la toile cirée pour le savoir. Mais quelque chose me retient. Je mets un petit temps à admettre que ce “quelque chose”, c’est un peu de peur qui commence à couler dans mes veines. Je sens mon cœur battre un peu plus fort dans ma poitrine. Je prends une grande inspiration, choisis d’ignorer ce grattement, me dis qu’une piscine, ça doit être un lieu hostile pour une souris. Et puis je n’ai même pas peur des souris. Enfin, je crois.
Les mots de la Sirène me reviennent en tête, “Il y a de drôles de bruits dans une piscine, la nuit.” J’étouffe un rire nerveux. Je jette quand même un œil dans quelques recoins pour voir si, par hasard, je ne trouve pas un interrupteur quelque part. Mais non, rien. Dans le cahier des charges que les architectes reçoivent au moment de dessiner les plans d’une piscine, y a-t-il une ligne qui dit “Faire en sorte que les interrupteurs soient inaccessibles au commun des mortels ?”
Je récupère mon ordinateur, retourne m’installer à mon bureau improvisé, et note dans mon carnet, éclairée par la lumière de mon écran, “à quoi ressemble le cahier des charges quand on construit une piscine ?”
Me voilà repartie dans ma relecture, mais ma concentration s’est dissipée. Soudain, je sens quelque chose me chatouiller le pied. Je relève la jambe, passe la main sur ma peau. Qu’est-ce que c’était, un insecte ? J’enclenche la torche de mon téléphone, balaie le sol avec le faisceau lumineux. Rien. Je n’ai pourtant pas rêvé.
Là, je me dis qu’un peu de musique ne me ferait pas de mal. Je pense à mon enceinte, qui m’attend sagement, chez moi. J’imagine à quel point ça m’aurait tranquillisée, de lancer la musique ici pour étouffer la respiration sourde du bassin. Il me reste l’option écouteurs. Je pèse le pour et le contre. Pour : ça reconstituera un univers chaleureux. Contre : s’il y a un nouveau bruit bizarre, je ne l’entendrai pas. Agacée par ma frousse, je mets mes écouteurs et lance le morceau “Bird’s Lament”.
Ça fonctionne, et je me détends. Je reprends ma relecture, me laisse de nouveau emporter par le texte, et me dis que décidément, oui, j’ai vraiment une chance folle d’être ici. Tellement de chance que je décide de faire une pause pour aller tremper mes jambes dans l’eau. Juste les jambes. Ça me semble rester dans le cadre de ce que j’ai le droit de faire. Je ferme mon ordinateur, garde les écouteurs, parce que je ne me vois plus me retrouver en tête à tête avec le souffle rugueux de la piscine. Je retire mon jean, et fais le tour du bassin pour m’asseoir sur une marche de la seule échelle en place. Je descends doucement. Pourquoi l’eau me semble-t-elle si chaude ? Je me retourne et jette un œil au panneau du hall qui indique la température de l’eau. Sauf que ce que mes yeux voient, ce n’est pas le nombre de degrés. Mais le “0” du compteur visiteurs s’est transformé en “1”.
Mon cœur cogne. 1 ? Comment c’est possible ?
L’eau dans laquelle baignent mes jambes ne me paraît plus chaude, mais épaisse et visqueuse comme du sang. Qu’est-ce que je fais là ? Les scénarios défilent dans ma tête comme les lumières dans un tunnel, ma bonne marraine la Sirène me joue-t-elle un tour ? A-t-elle oublié de me prévenir qu’un membre du personnel devait encore passer ? Ou… Un des fantômes de la piscine me signale-t-il sa présence ?
Mon cœur tambourine de plus en plus fort, la musique dans mes oreilles n’a plus aucun sens. Je sais qu’il faudrait marcher jusqu’à mes affaires enfiler mon jean ranger mon ordinateur ramasser mon sac mes chaussures mon manteau refaire le tour du bassin descendre l’escalier menant au sous-sol pousser la porte traverser le couloir pousser l’autre porte traverser le sas lugubre pousser la troisième porte me retrouver dans le grand espace bétonné marcher, quoi, quinze pas jusqu’à l’ultime porte, et respirer de nouveau. C’est seulement à cet instant que je prends conscience que je suis en apnée depuis un paquet de secondes.
J’imagine une silhouette noire qui, à l’heure qu’il est, se trouve peut-être dans la zone de déchaussage, dans les vestiaires ou dans les douches. Peut-être même est-elle déjà au bord du bassin, dans le noir, là-bas, à vingt-cinq mètres de moi. Je n’ose pas regarder. Mais quelle idée j’ai eue d’accepter cette proposition. Si seulement il y avait de la lumière.
Je ne me vois tellement pas repasser par l’endroit le plus sombre du bassin que je fais ce truc bizarre : je retire mes écouteurs, les pose sur le bord, plonge dans l’eau pour nager jusqu’à l’autre bord, celui du côté des gradins, où se trouvent mes affaires. Dans l’eau, je ferme les yeux, parce que l’obscurité ne fait qu’accentuer ma panique.
Je prends ma respiration au milieu du bassin, replonge pour atteindre l’autre rive. Une fois arrivée, je pousse sur mes bras pour m’extraire, me dirige vers mes affaires, enfile mon pull et mon manteau sur mon t-shirt trempé, mon jean sur mes jambes dégoulinantes, le tissu accroche sur ma peau, je n’ose pas me retourner pour voir si je distingue une silhouette, mais ne pas savoir produit un effet pire encore, l’impression qu’il y a quelqu’un, là, à quelques mètres derrière moi, quelqu’un que je n’entends pas parce que le souffle de la piscine couvre tout.
Je range mon ordinateur dans mon sac, attrape mes chaussures, et fais le tour par l’autre côté du bassin, celui qui est éclairé par les lumières de la ville. En marchant, je garde les yeux rivés sur mes pieds. Ça ne m’empêche pas, dans ma tête, d’imaginer le corps terrifiant de mon visiteur. Une carcasse immense, avec des bras longs comme des lignes d’eau, qui pourraient glisser jusqu’à moi et s’enrouler autour de mes chevilles.
J’approche de l’escalier qui me mènera au sous-sol. Je descends les premières marches lentement. Et si c’était là que m’attendait la silhouette ? Dans le sous-sol ? Je m’arrête, pose mes chaussures au sol et enfouis ma tête dans mes mains pour essayer de trouver une explication. Mais ma peur a ceci d’atroce qu’elle étouffe toute rationalité. Peut-être qu’il y a une petite partie de moi qui aime ça.
Alors je négocie avec moi-même. D’accord, la silhouette est un fantôme. Mais ce fantôme ne me veut peut-être pas de mal. Et puis, c’est moi qui suis chez lui, pas l’inverse. Il suffit que je parte. Soudain, je pense à mes écouteurs, que j’ai laissés au bord du bassin, à côté de l’échelle. Ça fera office d’offrande. Je prends une inspiration et m’élance pour descendre les dernières marches, je pousse la porte, pénètre dans le sous-sol. Ici, le souffle des machines est plus fort que tout. Je presse le pas. Nouvelle porte. Sas lugubre. Encore une porte. L’espace bétonné. Quinze pas. Je cours, pose ma main sur la poignée de la dernière porte, celle qui m’amènera dehors. Je pose un pied nu sur le bitume. L’autre pied. Je me retourne pour regarder la porte se refermer. J’aperçois une de mes chaussures au sol. Elle a dû tomber pendant ma course. La porte se claque. Bah voilà, Cendrillon. Tu l’as eu, ton conte de fées.
Je vous laisse, l’eau m’appelle
Napa
J’aimerai beaucoup lire ce roman dont tu parles ! Merci pour cette nouvelle ✨
J’attends la suite cendrillon des profondeurs ;-)