Le 1er février 2024, alors que j’errais dans la piscine Georges Hermant du matin au soir dans le cadre d’une résidence d’écriture, j’étais tombée sur des hommes et des femmes à la concentration intimidante, qui enchaînaient les longueurs sans respirer en glissant sous la surface. J’avais mis un certain temps à oser les approcher, et j’avais fini par leur demander si je pouvais les filmer. Un homme à la combinaison vert sapin m’avait répondu “Bien sûr” avec un calme impressionnant. J’avais été si fascinée que je m’étais dit qu’il me faudrait y retourner pour regarder encore leurs longs mouvements lents
Il y a une dizaine de jours, l’idée a refait surface en moi. Il fallait que j’y aille. Maintenant.
J’avais en tête le nom du club que j’avais observé : 7e apnée. J’ai remué ciel et eau pour obtenir l’autorisation de retourner les observer avec mon carnet et mon stylo. Un numéro inconnu avait fini par m’appeler, et un homme m’avait dit “Rendez-vous à 19h45 au bord du bassin.”
À 19h40, je m’y trouve, fébrile. Je repère au loin un groupe qui me semble plus serein que la moyenne des humain·es. Je m’en approche. “C’est vous, l’apnée ?” L’homme que j’avais eu au téléphone me salue, “C’est nous.” Je les observe enfiler leurs combinaisons et ajuster leurs montres. Un individu me renseigne sur l’organisation des groupes : “Il y a quatre groupes de niveau. Les loutres, les baleines, les dauphins et les requins. Mais le nom requins, je suis contre, parce que les requins n’ont pas de poumons !” J’écarquille les yeux, bien consciente de mon ignorance quant à l’anatomie de ces espèces.
Chacun·e se met à l’eau sans attendre de consigne. Postée sur le plot de départ de la ligne 5, j’ouvre mon carnet et plonge mon regard sur les corps immergés. Sous mes yeux, le groupe des dauphins recueille la première consigne de l’instructeur, dans l’eau lui aussi. On part sur trois statiques bullées. Le temps que je me demande de quoi il peut bien s’agir, les bouches gobent une dernière bouffée d’air puis les corps s’étendent dans l’eau, le visage tourné vers le fond du bassin, les jambes et les bras en suspension, immobiles. Sans les quelques bulles qui viennent parfois rejoindre l’air libre, je croirais me trouver face à un amas de corps morts.
Au bout d’un moment qui me semble durer une vie, les silhouettes transpercent la surface et inspirent une bouffée d’oxygène dans un bruit éruptif. Je jette des regards curieux à chaque élève, avec l’impression perturbante de leur voler quelque chose d’intime. Au bout d’un moment, les corps repartent un à un dans leur posture de mort, et moi, je les scrute. Comment les identifier, alors qu’une combinaison sombre les couvre chacun·e jusqu’au menton et que leurs yeux sont couverts par un masque ou des lunettes ? Je quitte mon plot de départ, aligne quelques pas et m’accroupis en quête de signes distinctifs. J’en repère deux : un bracelet en argent au poignet d’une apnéiste de la ligne 4, et un gant en latex blanc sur la main gauche d’une apnéiste de la ligne 8.
Pendant que Gant blanc s’applique à nager 50 mètres en brasse sans reprendre d’air et en faisant le moins de mouvements possible, Bracelet écoute religieusement la nouvelle consigne : Stat dynamique, 30 secondes, 50 direct ? Ici, les instructeurs n’ont rien de ce qu’on imagine d’un prof. Ils font les exercices comme tout le monde, glissent, entre deux exercices, des questions comme Ça va, t’es détendu ? ou C’est agréable ? Même les consignes, avec leur forme interrogative, ont des airs charmants d’invitation. Les instructeurs semblent être ici les maîtres d’un temps suspendu, parce qu’au fil de la séance, je vois bien que les apnéistes sont en train de quitter la dimension dans laquelle je me trouve. Ils et elles glissent doucement dans un monde où les secondes n’ont plus la même saveur, un monde où une simple impulsion des bras vous emmène infiniment loin, un monde dont le ciel est la surface de l’eau, et dont le sol est d’une profondeur abyssale. Moi qui me sens souvent aquatique, me voilà tout à coup si terrestre par rapport à eux.
Bracelet crève la surface après les 30 secondes de corps immobile suivies des 50 mètres de brasse sous l’eau. Plus le cours avance, plus son visage s’illumine. Quand je croise son regard, il me semble qu’elle ne me voit même pas, à cause de cette dimension qui nous sépare. Notre seul lien, ce sont les gouttes d’eau qui mouillent les pages de mon carnet et font déteindre l’encre au fil de la séance.
L’instructeur de Gant blanc annonce la dernière consigne. Aller en 45”, retour en 1’10”. Vous prenez votre temps. Cet instructeur-là a une façon bien à lui de parler de l’apnée. C’est une nage qui se pense, dit-il. Chaque seconde, c’est une éternité qui succède à une éternité. Tu fais corps avec l’eau, tu n’as plus besoin de rien. Mais tu ne peux pas y rester indéfiniment, c’est tout le paradoxe. Alors la montre te rappelle l’existence de l’extérieur. À ses élèves, il dit Soyez élégants sous l’eau, allez chercher la fluidité, l’économie gestuelle. L’apnée fait tellement partie de lui que même hors de l’eau, il conserve cette élégance de l’économie de mouvement, ce grand calme de l’immersion.
Gant blanc s’enfonce sous la surface pour le dernier exercice. Elle n’est plus qu’une silhouette sombre qui glisse sous la surface. Moi, toujours coincée de l’autre côté du miroir, j’ignore encore ce qu’elle me racontera quand on partagera un café dans le monde terrestre. Elle m’avouera qu’elle a toujours adoré nager, mais qu’enchaîner les longueurs l’ennuyait. Elle me parlera de ce jour où, alors qu’elle s’amusait à plonger sous un bateau pour observer les poissons en Sardaigne, elle a vu quelque chose briller au fond de l’eau. Elle me fera vivre l’épisode comme si j’y étais, me dira J’ai plongé, instinctivement, je me suis fait violence parce que je n’avais pas appris à compenser mes oreilles, et j’ai fini par attraper l’objet brillant posé sur le sable à cinq mètres de profondeur. Une chaîne en or cassée et une médaille de naissance, sur laquelle il est gravé Sandro, 22-2-1953, regarde ! lancera-t-elle en tenant entre ses doigts le médaillon pendu à son cou.
Puis elle me déroulera l’enchaînement des événements : la découverte de l’apnée comme sport, son émotion quand elle apprend qu’elle peut intégrer un club, l’expérience de la profondeur en fosse, le passage des 10 mètres, puis des 20 mètres. Et, enfin, la profondeur en mer. L’attention portée aux sensations : la pression de l’eau sur son corps, le relâchement qu’impose l’apnée, ses poumons qui se réduisent. L’eau qui devient plus froide à mesure qu’elle s’y enfonce. La variation des nuances de bleu dans l’eau, et sa décision de documenter son amour de l’apnée grâce à un appareil photo déniché sur Le bon coin.
Moi, je l’écouterai religieusement, en notant que ses yeux aussi sont bleus, et que La Sirène serait un surnom qui lui collerait mieux que Gant blanc. Elle utilisera plusieurs fois le mot mystique pour décrire son expérience de l’apnée, évoquera la bioluminescence de l’eau, une nuit, alors qu’elle nageait derrière une championne d’apnée dans la mer des Camotes, aux Philippines. Je sentirai le feu de sa passion.
Avant qu’on se quitte, je lui demanderai pourquoi elle portait un gant blanc pendant le cours. Elle me montrera une ligne tatouée le long de son index gauche. C’est le seul de mes tatouages qui ait un sens, je viens de le faire, répondra-t-elle. Il représente la ligne le long de laquelle on descend en mer. Comme ça, l’apnée n’est jamais trop loin de moi.
Le cours se termine. Bracelet exulte, d’autres élèves la félicitent. Je comprends qu’elle vient de battre son propre record. Le chiffre m’importe peu, je ne retiens que la joie qui irradie d’elle.
Je vous laisse, l’eau m’appelle
Napa
Merci à Valerio pour sa vision poétique de l’apnée ; merci à Anne-Charlotte pour le partage de ses expériences mystiques. Merci au club 7e apnée de m’avoir laissée observer le cours.
L’apnée, la plus belle sensation…
Super découverte que ce club d'apnée et la force sereine qui s'en dégage ! Demain je fais initiation plongeon au CAO de St Denis... Je vais voir après si je continue. Une autre façon de profiter de l'immersion...