20:34. Je viens de m’exfiltrer d’un apéro. Si je suis éméchée ? Positif. Je monte à bord du bus 64, l’éclairage y est irrespectueux, mais peu importe, je sais qu’à Vallerey, la lumière sera douce.
C’est quelque chose, d’annoncer à des ami•es que vous quittez la soirée pour aller voir une piscine. « Tu es invitée a un événement spécial ? » « Elle ferme pour toujours ? » demandent-ils. Ni l’un, ni l’autre. Comment leur faire entendre que pourtant, cette dernière nage à la piscine Georges Vallerey avant deux mois de fermeture pour les JO me semble immanquable ?
Amoureuse
Le bus approche de ma destination, et mes yeux s’humidifient. Pourquoi tant d’émotion ? Je n’ai pas la réponse. Peut-être que la psy qui me suit pour mon addiction au chlore y voit clair, elle. Moi, je suis spectatrice de cette folie qui s’est emparée de moi. Certaines piscines me submergent comme si j’en étais amoureuse.
Le bus arrive à l’arrêt “Piscine des Tourelles”. Étrange, ce nom venu du passé, alors que la piscine est rebaptisée “Georges Vallerey” depuis 1959. Ça me plaît !
J’entre dans le bâtiment, et déroule chaque geste lentement, comme si c’était la dernière fois de ma vie. Passer mon abonnement devant la lumière rouge. Monter les marches. Ouvrir la boucle de mes chaussures. Regarder le bassin. Entrer dans le vestiaire des femmes. Retirer mes vêtements, les déposer dans le casier 102. Enfiler mon maillot. Pousser la porte battante qui mène aux douches.
Avant d’aborder le bassin, je détaille les lieux. Le soleil couchant verse une lumière de feu sur une partie des gradins. La verrière est ouverte. L’air et l’eau se sont donné rendez-vous à 26°C. Pour le tomber de rideau, tu as sorti le grand jeu, Georges.
J’avance et m’installe sur le bord. Trois nageur·euses s’entraînent à plonger. Est-ce que celles et ceux qui glissent dans l’eau savent qu’à 21h30, ce sera la fin de la piscine buissonnière ?
Parce que Georges Vallerey nous a offert quelque chose de très libre, entre le 17 avril et le 5 juillet. Une piscine sans contraintes, ouverte du matin au soir. Une piscine qui n’accueillait personne d’autre que nous, modestes nageur·euses, d’habitude si soumis aux horaires restreints des bassins parisiens. Pendant ces semaines, j’ai inventé des rendez-vous auprès de ma cheffe pour faire la piscine buissonnière. 9h30 ; 10h45 ; 11h20 ; 13h50 ; 15h15 ; 16h30 ; 19h40… J’ai vu la lumière et la couleur de l’eau changer au fil des heures, j’ai observé le flux et le reflux des nageur·euses, j’avais l’impression de voler du temps.
Démasquée
Soudain, une nageuse m’interpelle. “Excuse-moi, tu es Nageuse parisienne ?” J’acquiesce – comment nier, j’ai un carnet dans une main, un stylo dans l’autre, et probablement un regard d’illuminée, bref, je suis démasquée. “Je me doutais que tu serais là pour la dernière nage avant la fermeture”, dit-elle. Elle me parle de la lumière, des souvenirs que ça fait remonter en elle, et très vite, j’ai les larmes aux yeux – bon, je pleure facilement ; dans le Nord, d’où je viens, on me qualifie de “brayousse”.
Je me sens bizarre de déborder d’émotion devant elle, alors je lui livre mon incompréhension face à l’intensité que de ce que je ressens. Elle n’a pas l’air de trouver ça étrange, au contraire. Je lui partage, aussi, ma sensation d’être dans une dernière bulle de protection avant le deuxième tour des élections. Elle comprend. Je lui demande son prénom. Elle s’appelle Caroline, elle est illustratrice, et elle dessine souvent des gens dans l’eau. Elle est si douce avec moi. Dans ma tête, je suis persuadée de vivre ma dernière nage avant la fin du monde. Mais ça, je ne lui dis pas.
À mon tour, j’entre dans l’eau. Au bout de trois longueurs, la nage produit son effet magique, la dissolution des inquiétudes et des angoisses.
140 fantômes
21h28. Les MNS donnent un coup de sifflet, “Merci de sortir de l’eau !” Je m’extrais du bassin, sereine. Je jette un œil au compteur dans le hall, il annonce 157 personnes dans la piscine. Pourtant, je ne vois que douze nageur·euses, et je devine une poignée de gens dans les vestiaires.
Qui sont les 140 fantômes qui peuplent la piscine Georges Vallerey ? S’agit-il des champions et championnes de natation qui ont cueilli des médailles ici depuis l’inauguration de cette piscine, en 1924 ? Sont-ils assis dans les gradins, à nous regarder ?
Endorphinée jusqu’à la moelle, je quitte la piscine et jette un dernier regard amoureux sur le soleil qui illumine les anneaux olympiques.
La fin du monde n’a pas eu lieu. Mais les planètes ont adopté une trajectoire qui m’échappe totalement. J’ai tenu à ce que cette nage reste la dernière avant mes pérégrinations estivale. Je ne voulais pas d’intermédiaire entre Georges et l’océan.
Je vous laisse, l’eau m’appelle
Napa