Tu arrives dans les douches pour ta nage matinale. Tu appuies sur le bouton, l’eau jaillit, chaude, réconfortante. Elle te donnerait presque envie de renoncer aux longueurs. Tu as mal dormi, des inquiétudes ont tissé leur toile autour de tes pensées et tu n’as pas réussi à t’en défaire. Tu comptes sur la nage de ce matin pour effacer le manque de sommeil et les résidus d’angoisse nocturne.
Te voilà au bord du bassin. Tu choisis la ligne 3. Tu te glisses dans l’eau. Tu commences à nager. Et dans ta tête s’enclenche ce processus que tu observes à chaque nage sans le maîtriser. Comme si tout à coup tu devenais spectatrice de tes chemins de pensée.
Tu penses…
À l’obscurité, aux peurs, aux angoisses qui, doucement, se détachent de toi pour se déposer tout au fond du bassin. Tu penses au carrelage qui les recueille et prend soin de les enfouir pour t’en débarrasser.
Tu penses à la lumière qui émerge en toi une fois que les problèmes ont, dans le liquide, trouvé leur solution. Tu penses à une autre lumière, celle du soleil, qui tout à l’heure plongera ses rayons dans l’eau, diffusant des paillettes d’or entre tes doigts.
Dans un virage, tu observes la nageuse de la ligne 2. Son crawl à tomber te donne envie de progresser. Et elle, à quoi pense-t-elle ?
Elle pense à l’Américaine avec qui elle vient de passer la nuit. Elle ne se sent pas amoureuse, mais elle a adoré ces heures sans sommeil. De fil en aiguille, elle pense à ses amoureux·ses d’avant, se demande ce qui fait que ça n’a pas marché. Elle interroge certaines de ses réactions. Elle pense aux histoires qui n’ont pas encore commencé, les possibilités d’amour lui semblent infinies. C’est peut-être pour ça que ça ne dure jamais. Elle relève légèrement la tête sous l’eau, constate qu’il sera bientôt temps de doubler le nageur qui la précède.
Lui, quand il nage, il nage. Et il compte. C’est comme de la méditation. Un, deux, respire, un, deux, respire. Il sait que dix-huit mouvements de bras lui permettent de relier les deux extrémités du bassin. Il totalisera 80 longueurs lors de cette séance ; à raison de cinq sessions de nage hebdomadaires, il parcourt dix kilomètres par semaine ; il ne déroge jamais à la règle, sauf quand une maladie s’interpose entre l’eau et lui. Soudain, il sent les doigts de la nageuse de derrière lui frôler le pied ; ça le déconcentre. Il en est à combien, là, 30 ou 32 longueurs ? Mince, il a perdu le fil. Ça doit être 32. Il arrive en bout de ligne, s’arrête pour boire. Dans la ligne d’à côté, il voit approcher le nageur au bonnet de bain décoré d’une part de pizza. “Encore un brasseur qui ralentit tout le monde”, se dit-il.
Sous le bonnet pizza du brasseur, ça ne compte pas, ça se souvient. Depuis que son frère est mort, le brasseur s’applique à peaufiner ses mouvements. Parce que son frère nageait bien, très bien, même. Alors le brasseur brasse pour faire vivre le souvenir de son frère, peut-être aussi pour communier avec lui dans cette eau à 27°, dix degrés de moins que la température de l’utérus dans lequel ils ont germé tour à tour. Plongé dans ces pensées amniotiques, le brasseur ne se rend même pas compte qu’il donne un petit coup de pied à une nageuse de la ligne 4.
Elle s’en rend compte, elle. Parce que dans l’eau, elle n’est plus qu’un corps. Plus précisément : un squelette, des muscles, de la peau et des sensations. Elle se concentre sur la position de son coude au-dessus de la surface. L’alignement de sa tête avec sa colonne vertébrale, jusqu’à la pointe des pieds. La main dans le prolongement de l’avant bras pour prendre appui sur l’eau. Son corps entier qui glisse, et l’eau qui file le long de son visage. Quand elle nage, elle ne pense à rien, elle sent et ressent.
Sa concentration est telle qu’elle ne remarque pas le nageur, debout en bout de ligne, qui détaille sa technique. Lui s’accorde une pause parce que… il ose à peine se l’avouer… quand il nage, il s’ennuie. Pourtant, il aime ça ! Mais il s’ennuie, c’est vrai. En plus, il a froid. Le voilà qui pousse sur ses jambes pour repartir. Il a déjà passé en revue ce qui l’attend pour sa journée de travail, il a même déterré une idée pour la réunion de 10h. Alors il réfléchit désormais à ce qu’il pourrait préparer pour le dîner de ce soir. En une demi-longueur, il se décide pour des carottes au miel avec du riz. Est-ce qu’il lui reste du yaourt à la grecque ? Et maintenant ? Combien de longueurs doit-il encore nager ? Oh la flemme… Il se trouve une autre occupation : imaginer des réponses cinglantes à des remarques qui l’ont humilié. Ça, il adore. Il a des idées si brillantes, après coup. Dommage qu’on ne puisse pas revenir dans le passé.
Toi, tu ne voudrais pour rien au monde y revenir, dans le passé. Tu es bien dans le présent. Tu t’élances pour un dernier aller-retour. À ce stade, tu ne penses plus qu’au plaisir de la nage. Les longueurs précédentes t’ont permis de trouver une solution dans l’agencement d’un texte sur lequel tu travailles. Tu as même eu une idée de chute. C’est curieux comme dans l’eau, les choses se résolvent d’elles-même. Pour l’avant-dernière longueur, tu donnes toute la puissance dont tu disposes, pour essorer ton cerveau.
La dernière longueur, tu la nages lentement, concentrée sur chaque geste. À cinq mètres de l’arrivée, enfin, tu t’autorises à penser au café fumant que tu iras boire une fois rhabillée.
Tu sors de l’eau, et tu sais déjà que tu reviendras. Puisque toujours, l’eau t’appelle
Napa
Merci à celles et ceux qui ont contribué à ce texte en répondant à l’appel que j’avais lancé en août sur le compte Instagram pour savoir à quoi vous pensez quand vous nagez. Vos nombreuses réponses entremêlées à mes centaines d’heures de nage m’ont permis de tisser ce texte.
Superbe, si intime et si universel. Merci énorme